Des routes et des crêtes

          Nous revoilà sur la route après ces deux haltes urbaines à Thionville et Nancy. On prend la direction des Vosges, la même que mes grands-parents suivaient quand ils emmenaient leurs enfants camper ou skier. Ils partaient en bétaillère, les gosses dormaient comme des chiots les uns contre les autres. Le grand-père travaillait pour l’ONF, on disait à l’époque les Eaux et Forêts. Il parlait « arbres » comme on parle un patois ; comme un patois, deux générations suffisent à l’oublier. Pour moi tout ce qui a des aiguilles est un pin.

            Rouler sur les traces de la Première Guerre, c’est passer d’une crête à une autre. Le Chemin des Dames est une crête, les Eparges aussi et nous arrivons bientôt sur la bien-nommée route des Crêtes, ligne serpentine entre Vosges et Haut-Rhin qui trace une cicatrice nord-sud le long de la ligne accidentée du front. Nous devons aux Américains cette route aujourd’hui prisée des motards, cyclistes et amis camping-caristes, des scouts et des retraités dont beaucoup venant d’outre-Rhin. Ils l’ont construite après leur entrée en guerre pour acheminer troupes et munitions alliées. Nous la suivrons pendant trois jours.

Pour l’heure c’est dimanche après-midi et la France joue en huitième de finale de l’Euro donc il n’y a personne sur la route. La ligne bleue des montagnes se dessine au loin. On se sent loin de tout à nouveau le soir dans le petit camping de Fraize, aux portes des Vosges. Le calme de la campagne, le couple de retraités qui passe ses deux mois sur place avec son chien (le monsieur n’a pas de dents et me fait un peu peur), les propriétaires qui viennent taper la discute le soir plus qu’empocher les huit euros que coûte la nuitée. La dame trouve son jardin négligé alors qu’il est ravissant et soigné, mais avec la pluie, vous comprenez, on n’a rien pu faire. Les massifs de roses rient dans son dos. Elle est triste de la mort récente de son perroquet, regarde Ruby un peu méfiante : « Ce n’est pas ce qu’on appelle… un rottweiler ? » Mais il suffit d’évoquer les mots magiques « refuge » et « SPA » pour éveiller aussitôt la sympathie des amis des bêtes. Des sanitaires rustiques sont installés dans un ancien corps de ferme, douches et toilettes occupant des stalles aux portes basses et au sol nivelé. Hélène nous prépare un bon plat chaud et on se lance dans une interminable partie d’échecs.

            Au petit matin Ruby boude l’herbe humide (ou infestée de tiques) et veille sur le pas du van. On repart et on monte. J’appréhende ce moment, je me demande si le van va survivre aux longues montées et aux virages en lacets. Plus exactement je me demande si moi je vais arriver à le conduire dans les montagnes. Mais tout se passe comme s’il était fait pour ça. La boite de vitesse qui me posait quelques problèmes au début m’obéit maintenant. Elle grimpe jusqu’à 1200 mètres sans encombres, notre brave bikkhu-mobile – c’est le surnom qu’on lui a donné d’après Les Clochards célestes, livre qui ne quitte jamais le van, qu’Hélène a lu dix ou cent fois et moi seulement une. Les bikkhus c’est Ray et Japhy, c’est-à-dire Kerouac et Gary Snyder, qui se baladent en quête de sens spirituel. C’est Ray guidé par Japhy sur les chemins de la sagesse et de la nature, c’est Japhy qui coupe du bois et Ray qui boit, c’est une cabane d’été dans les montagnes du nord-ouest des Etats-Unis et de longues heures à lire, prier et veiller sur le parc naturel environnant.

Bien sûr, on n’est pas vraiment des bikkhus mais Ray et Japhy sont de super compagnons de voyage. Cet été d’ailleurs ils poseront leurs valises au Centre Pompidou pour l’expo « Beat » et on ira les saluer et j’emprunterai à la bibliothèque des bouquins de Snyder non réédités.

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La bikkhu attitude

On passe la deuxième nuit à côté d’un restaurant qui offre l’emplacement si on dine sur place. C’est trop tentant bien sûr et on se fait un bon repas 100% munster. Un groupe d’ados en stage de cyclisme loge sur place. On est au-dessus du lac Blanc encaissé au pied de falaises autour desquelles des nuages dansent entre les sapins noirs et les rayons de soleil. La beauté ombrageuse des Vosges se révèle, à qui un ciel tout bleu n’irait pas. Ce serait gâcher le mystère. On ne serait pas surprises de croiser des hommes ou des femmes des bois, des vampires scintillants ou des loups garous, des revenants et des sorcières au bord du lac à la tombée de la nuit.

Entre deux randonnées sur les sites de guerre, on a besoin d’une journée « à la portugaise ». C’est un concept génial qu’on a trouvé assez répandu au Portugal (notamment chez les gens d’un certain âge) et qui consiste à se garer dans un joli endroit et à ne pas sortir de la voiture.

On va voir de plus près le lac Blanc, à la surface émeraude anthracite, austère au pied de parois rocheuses tachetées de vert. Puis on marque une pause au col de la Schlucht, 1139 mètres d’altitude que gravissaient les troupes depuis la plaine sur ces mêmes routes en lacets. Aujourd’hui c’est surtout une petite station de ski très désuète, où ma mère et mes tantes ont appris à skier et où je suis venue une fois avec mon frère et mes grands-parents en hiver. Je me souviens d’un épais brouillard et qu’on n’est pas restés longtemps. Deux ou trois pensions style chalet de montagne sont à l’abandon. Une boutique construite en béton, très années 1970, vend des souvenirs antédiluviens. Il y a un restaurant ouvert sous les nuages bas en bordure de route, des sentiers de randonnée et un immense parking. Ça donne un peu le bourdon, pour être honnête.

Heureusement après la route est magnifique, elle se dénude au niveau des hautes chaumes et laisse voir au loin cet horizon bleuté caractéristique (oui, la même couleur que les boites de pastilles La Vosgienne). Nouvelle halte au Hohneck, sans vent et avec une belle lumière qui change vite, nous rattrape, nous échappe, nous traverse, glisse sur les courbes d’herbe grasse, ourle les ombres de gris, brille sur des névés, indique un chamois comme un projecteur. Au loin la plaine et l’Allemagne, la Forêt Noire qui répond comme un écho.

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Arrivée vers 16h au Markstein, où on décide de rester pour la nuit. A peine posée à la sortie de cette petite station avec quelques bars et une piste de luge quatre saisons, à la croisée de deux routes et au-dessus des sommets boisés ou arasés, sur un grand parking à l’abri du vent que nous partagerons avec quelques autres camping-cars, je ferme les yeux, de beaux nuages nous entourent et je m’endors de cette sieste dont je rêve depuis le début des vacances, bercée par les ronflements de Ruby et grisée par l’air frais des hauteurs tandis qu’Hélène relit pour la onzième ou cent-unième fois Les Clochards célestes.

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Là où on a dormi au Markstein. Pour trouver notre van, facile : c’est toujours le plus petit.

C’est le soir de la Borat Soup, dont j’ai l’idée pour finir le chou fermenté que j’ai tenu à acheter la veille. Il faut manger local ! C’est typique ! Le midi avec des spätzle et des champignons séchés ça passait très bien. Mais là, comme dit Hélène : « On peut pas infliger ça à un caniveau. » (Petite nature, va.) L’odeur restera quelques jours dans le frigo. Pour digérer on joue au yam’s avec quatre dés et on se creuse la tête pour renouveler nos catégories de petit bac : truc qui pue, truc qu’on fait quand on est tout seul, créatures maléfiques, personnages fascistes, chanson qui reste dans la tête, gens ridicules, truc qui fait mal au bide etc… Voilà, c’est ce qui arrive après bientôt dix jours sans Internet, télé ni radio…